Elle s’assit sans dire un mot, sur une chaise de bois travaillée à la main. En face d’elle, à l’autre bout d’une table à la longueur interminable, son père, le visage sévère et les yeux doux, à côté de sa mère, dont l’inquiétude se lit sur son visage. Son regard se posa sur son mari et la conversation démarra aussitôt, sans démonstrations.

« Quelle est cette histoire de mariage dont tu as parlé dans ta missive ? »

Le sujet est donné. Serrant des poings sous la table, Chaste-du-coeur déglutit. Malgré l’ardeur de la tâche, une excitation parcouru ses veines. Elle se sentait combative, et surtout, imbattable. Une chance qu’elle n’aimait pas Voix-Crispée : si le mariage avait été avec Amra, sûrement la prêtresse aurait-elle perdu tous ses moyens. Mais là, c’était facile ; la rousse pouvait rester composée et penser chaque mot, construire chaque phrase intelligemment avant d’ouvrir la bouche. Il ne lui manquait plus qu’à appliquer sa stratégie à la lettre, stratégie qui avait débuté plusieurs jours auparavant lorsqu’elle avait propagé des rumeurs faussement timides sur un mariage impossible.

« Je vais être franche avec toi, père. » L’étreinte de ses doigts se resserrent et, dans sa formidable comédie, la voix d’Éa tremblait tandis qu’elle baissait les yeux. « Terre-de-défi n’est pas digne de moi. Non pas que je sois si précieuse, mais toi-même tu as des doutes, n’est-ce pas ? »

Un silence.
Son père acquiesça d’un signe de tête, l’invitant à continuer.

« Ses ambitions l’honorent et son coeur est juste, mais ce n’est pas suffisant. Il n’est pas l’époux que je désire.
- Nous en avions déjà parlé lorsque nous t’avons fiancé : il n’est pas question de te laisser célibataire.
- Ce n’est pas ce que je demande.
- Tu désires donc un autre époux ? »

Éa ouvrit la bouche, puis la referma en baissant la tête. Elle semblait perturbée, mais il n’y avait pas place à la confusion dans son esprit.

« Ce que je demande, c’est un sursis en attendant mieux. »

Un soupir lâché par la mère, cette fois, dont la voix étonnamment grave s’éleva :

« Ton sursis t’est déjà accordé, tu n’es que fiancée.
- Sauf ton respect, je n’ai pas l’impression que vous cherchiez meilleur parti pour moi.
- Terre-de-défi a le droit à sa chance.
- J’ai donc trouvé un meilleur parti moi-même. » poursuivit la fille en frôlant l’insolence, ignorant sa génitrice.

Un nouveau silence s’imposa, de ceux qui coupent les souffles cette fois. Les parents se regardèrent brièvement, surpris. Elle, vouloir se marier avec quelqu’un ? Après les scandales qu’elle avait enchaîné depuis sa Nuit Voilée ? La curiosité se lit sur le visage du père, tandis que les traits de la cheffe deviennent plus sévères.
Chaste-du-coeur releva la tête. Encore quelques secondes, et j’ouvre la bouche, et…

« Ce n’est qu’un parti temporaire. Mais c’est mon souhait. Accordez-le moi, je vous en prie. Une sorte de compromis, dont tout le monde tire avantage. »

Ses yeux mouillés parvinrent à tromper ses victimes ; le visage de la mère s’adoucit et elle laissa la parole à son mari.

« Soit. Dresse-nous un portrait de ce prétendant, alors.
- Il ne va pas vous plaire.
- C’est une femme ?
- Non, mais je doute qu’il m’engrosse, quand bien même c’est une éventualité.
- Alors, il n’est pas prêtre ?
- Non, ce n’est pas cela…
- Alors quoi ?! » s’agaça finalement la mère, dont l’impatience enthousiaste trahit sa voix glaciale.

Elle y était presque. Chaste-du-coeur s’émut un peu, chercha un objet invisible de son regard agité et perdu. Ses parents lui laissèrent le temps de trouver ses mots, qu’elle n’avait jamais perdus. Elle posa ses mains sur la table, serra ses poings puis ses genoux l’un contre l’autre.

« Il s’appelle Voix-Crispée. C’est un prêtre supérieur du temple de Notre-dame-des-profondeurs. » Une surprise bienvenue s’exprima sur le visage des adultes, néanmoins Éa les interrompit aussitôt que leurs lèvres se décollèrent : « C’est un lépreux de 68 ans. »

Un silence de plus à compter.
Celui là était lourd, chaud et froid en même temps. Il pesait sur les épaules de chacun, au point de faire chavirer les dos et les épaules. Le père s’enfonça dans son siège, la mère se laissa glisser sur la table. Il leur fallait du temps, c’était impressionnant comme ils semblaient analyser chaque mot d’une si petite phrase. Chaste-du-coeur sourit intérieurement, mais de l’extérieur, elle ne savait plus où se mettre. La partie difficile arrivait.

« Pourquoi lui ? »

Mais si, c’était facile, pensa-t-elle. Il lui suffisait de penser à Murmure-à-l’océan. Parle de lui comme tu parlerais d’elle. Fait sembler de l’aimer comme tu l’aimerais, quand bien même c’est impossible, ne serait-ce qu’un bref instant. Pour enfin te libérer de ce stupide fiancé qui veut planter la graine de l’aliénation dans ton utérus.

« O-Oh, par quoi commencer… Il est… Il est avenant ! Pas dans son physique, bien sûr, mais dans ses paroles. Oh, si vous l’entendiez parler de notre Déesse ! Chaque fois, mon coeur est plus léger, c’est comme si la voix vers Notre-Dame-des-profondeurs semblait plus évidente. »

Ses yeux brillaient de milles feux, car en cet instant, ils voyaient Amra. Ils perdirent de leur ardeur alors qu’Éa se reconcentra sur Rakart pour donner plus de vérité à ses dires :

« La première fois que je lui ai parlé, sa sagesse m’a frappé. Je me suis dis que de vivre aux côtés d’un tel homme ne serait que formateur. C’est une expérience de vie que je veux réaliser : je veux apprendre de lui, de sa vieillesse, de sa maladie. Et puis, pourquoi n’aurait-il pas droit à un peu de bonheur ? On lui a déjà tellement pris. Et si vous le voyiez, prendre tout cela avec spiritualité, c’est… étonnant, inspirant ! Oh, oui, il est incroyable. » Elle posa une main sur son coeur, le visage doux et aimant. « C’est aussi un peu ma mission, d’accorder le bonheur aux malheureux. Cela vous paraîtra un peu extrême j’en conviens, mais ce n’est qu’un argument de plus pour essayer de vous convaincre.
- Tu… l’aimes ? »

A ces mots, Chaste-du-coeur se mordit la lèvre inférieure. C’était bien le seul sujet sur lequel elle ne pouvait pas mentir. Muette, elle hocha la tête pour répondre à la négative avec un air résigné.
Son père hausse les épaules.

« Ce n’est pas comme si tu aimais Terre-de-défi non plus.
« Terre-de-défi a l’ambition du prestige mais pas de la… voie ? Comment pourrais-je l’exprimer ? » La rousse redevient sérieuse, les joues légèrement roses. « Rakart, enfin, Voix-Crispée, a une vision pour le futur. J’ai foi en ce que les quelques années qui lui restent n’apporteront que du bien à notre dynastie. En premier lieu, il a déjà mis un plan en place depuis longtemps pour se débarrasser des éphores. »

La mère se redressa sur son siège, l’oreille attentive.

« Je lui ai parlé de nos plans. Ne m’en voulez pas ! » Ce n’était pas les siens en réalité, mais soit. « Il souhaite me soutenir. Main dans la main, de celle qui lui est valide, nous serons capable d’accomplir beaucoup de choses. Nous aurons plus d’oreilles en Shurug et plus d’influence sur la Haute-prêtresse. Il me rendra prête pour la fonction qui m’attend. »

Non pas qu’elle en veuille. Cependant, c’était probablement les mots que ses parents souhaitaient entendre. Le père se frotta le menton, et la mère l’imita. Se consultant d’un bref regard, chacun posa ses coudes sur la table, leur tête sur leurs doigts, et d’une voix commune lâchèrent :

« Dis-nous en plus. »

Chaste-du-coeur sourit.
C’est dans la poche.